À propos de Matthias Corvin

Modena, Biblioteca universitaria Estense, cod. α. O. 3. 8., f. 1. c. 6, détail
Modena, Biblioteca universitaria Estense, cod. α. O. 3. 8., f. 1, détail

Matthias Corvin accède au trône de Hongrie en 1458, à l’âge de quinze ans, succédant à Ladislas Ⅴ. Son règne, de 1458 à 1490, est l’un des plus brillants de l’histoire de la Hongrie. Au plan de la politique intérieure, Matthias consolide son pouvoir en élargissant la Diète aux représentants des villes ; il renforce l’armée en recrutant des mercenaires étrangers. Il n’hésite pas à réprimer l’opposition politique et soumet la dissidence religieuse en contrôlant le mouvement hussite, ce qui lui assure l’appui de l’Église. Dans le même sens, si sa politique extérieure est marquée par le maintien voire par la conquête de pays proches, comme la Moravie, la Silésie et l’Autriche, son action militaire est surtout dirigée contre les Turcs, auxquels il prend de nombreux territoires. Il s’affirme ainsi, aux yeux de ses contemporains, comme le rempart de la Chrétienté.

Éduqué aux valeurs humanistes, connaissant le latin et le grec, fin lettré, Corvin incarne le modèle du prince cultivé, garant d’un ordre politique fondé sur la raison humaine et non plus sur la coutume. La bibliothèque est pour lui la manifestation historique de la puissance publique souveraine. Il envoie des émissaires dans les principales villes d’Europe et attire à sa cour artistes, hommes de science et philosophes ; il anime avec eux de savantes disputes et leur commande des œuvres généalogiques et historiques destinées à célébrer sa lignée. Matthias fonde aussi, en 1465, l’université de Buda. En 1476, son mariage avec Béatrice d’Aragon, héritière du roi Ferdinand Ier de Naples, est l’un des moments essentiels d’une œuvre diplomatique complexe qui, au travers les contacts et les alliances, vise à affirmer la place centrale de la Hongrie dans le concert politique européen. À la mort du souverain, en 1490, cette construction politique s’arrête, à défaut d’être efficacement relayée par ses successeurs. Il en est de même pour la bibliothèque, dont la dispersion commence en ces années et s’achève, en 1526, après la défaite de Louis Ⅱ à Mohács.

La bibliothèque Corviniana

Budapest, Egyétemi Könivtar, ms. Lat. 2, Armes A1
Budapest, Egyétemi Könivtar, ms. Lat. 2
Armes A1

La bibliothèque du roi Matthias Corvin (1458-1490) est l’une des plus importantes collections de l’Europe du Quattrocento. Deux cents manuscrits en subsistent, dont font partie de véritables chefs-d’œuvre, réalisés par les plus célèbres copistes et enlumineurs. Le projet en est conçu dès 1458 (son fondateur commence alors à acquérir systématiquement des livres), mais c’est autour de 1470 qu’elle devient la bibliothèque officielle du royaume. Tout de suite après la mort du monarque commence sa dispersion, qui s’achève dans les premières décennies du ⅹⅴⅰe s., après la bataille de Mohàcs. Ces événements ne font qu’augmenter la renommée de la Corviniana. Elle devient alors un véritable mythe, célébré par les érudits. Après les travaux fondateurs de C. et de K. Csapodi, les recherches de ces vingt dernières années permettent désormais d’ouvrir de nouveaux questionnements. Bibliothèque humaniste, la Corviniana a contribué à diffuser des écrits et des idées en tant que lieu de conservation et de recherche. Mais elle tient également une place importante dans la pratique du gouvernement. Matthias, comme d’autres souverains de son temps, s’est servi des livres pour nouer ou pour renforcer des alliances. Alors que la Hongrie occupe une position stratégique entre Orient et Occident, la bibliothèque a soutenu l’action politique du roi, dont elle contribue à imposer l’image. Je développerai ces problématiques à travers les axes suivants : les modèles, les espaces et les usages, les textes et les réseaux.

Les modèles

Budapest, Orszagos Széchényi Könivtar, Lat. 428.
Reliure de Corvin dorée en cuir
Budapest, Orszagos Széchényi Könivtar, Lat. 428.
Reliure de Corvin dorée en cuir

La Corviniana est conçue au milieu du Quattrocento. C’est alors qu’après une longue période de conflits, les seigneurs italiens, dont le jeune Matthias est un admirateur et un proche, se résolvent à faire la paix. L’équilibre établi lors des accords de Lodi (1454) est plutôt un état de non-agression, qui se maintient pourtant pendant près de trente ans. Au plan idéologique, ces personnalités se réfèrent à Pétrarque qui, au siècle précédent, avait appelé la venue d’un seigneur capable de drizzar in stato la più nobil monarchia. Aidés par leurs conseillers, ils encouragent la diffusion du mythe du prince cultivé, vertueux et soutenu par la Fortune, porteur d’un nouvel ordre politique. Institution culturelle par excellence, la bibliothèque doit renforcer ces nouvelles formes d’autorité, en contribuant à incarner la puissance publique souveraine et à l’inscrire dans son devenir historique. De 1440 à 1470, plusieurs bibliothèques sont fondées, le premier exemple étant offert par Côme de Médicis à Florence. On peut aussi citer les Sforza à Milan, les Este à Ferrare, les Gonzaga à Mantoue, les Malatesta à Césène. À cette même époque remonte aussi le projet de la Bibliothèque Vaticane de Nicolas Ⅴ (Thomas Parentuccelli). Tout en intégrant les connaissances de différentes époques, ces collections sont créées ex-novo, souvent en un court laps de temps, ce qui a d’ailleurs un très grand impact sur l’opinion publique. Le souverain passe commande aux ateliers les plus réputés ou fait travailler sur place des copistes et des artisans. Souvent luxueux, les manuscrits portent les armes et les emblèmes de leur possesseur. Pour ce qui est de la Corviniana, ce sont les événements les plus significatifs du règne qui déterminent ses orientations. C’est à partir de 1464, par exemple, date du couronnement officiel de Matthias, que de nombreux manuscrits sont commandés en Italie du Nord. L’année 1476, date de son mariage avec Béatrice d’Aragon, voit arriver en Hongrie des manuscrits copiés en Italie du sud. La reine, elle-même bibliophile, commence aussi à créer sa propre collection au côté de celle de son époux. En 1471, après la tentative de coup d’état de Jean Vitez, les manuscrits appartenant à ses partisans sont intégrés dans la collection du roi qui formalise alors le projet de constituer la Corviniana. Mais c’est surtout entre 1480 et 1490 que Matthias se fait mécène et concentre son action sur la bibliothèque, afin de promouvoir la dynastie des Hunyadi.


Les espaces et les usages

Budapest, Orszagos Széchényi Könivtar, Lat. 428 Armes B1 et décoration de l'enlumineur des armoiries
Budapest, Orszagos Széchényi Könivtar, Lat. 428
Armes B1 et décoration de l’enlumineur des armoiries

Créée pour la gloire de son fondateur, la bibliothèque humaniste est tournée vers l’extérieur. Ses bâtiments concourent à célébrer le souverain et sa lignée ; dans les manuscrits des dernières décennies du siècle, les frontispices témoignent de l’influence des modèles architecturaux (et en particulier des inscriptions). La bibliothèque est aussi une vitrine où le seigneur se met en scène, devant un parterre d’érudits et de proches. Vespasiano da Bisticci rappelle ainsi que le roi Alphonse d’Aragon se faisait lire tous les jours des passages de Tite Live (et sempre… mentre che istava a Napoli, ogni di si faceva legere da meser Antonio Panormita le Deche di Livio, alle quali letioni andavano molti signori… Facevasi legere altre letioni della Sacra Scrittura et d’opere de Senecha et di filosofia). Ouverte aux érudits, la bibliothèque humaniste n’est pas seulement un lieu de lecture mais aussi un espace pour les conversations savantes. Les symposia sont fréquents à la cour de Matthias. Le roi fait apporter des livres et en fait lire des passages, qui sont l’objet de débats savants. C’est probablement à la double influence de Béatrix d’Aragon et de Vitez qu’il faut faire remonter ces réunions, qui se déroulent selon une véritable liturgie. Ces pratiques renouent avec celles des académies de l’Antiquité. Pourtant, dans leur disposition, les collections du roi portent aussi la marque d’influences médiévales. Matthias dispose ainsi de livres en divers lieux, selon l’usage. Outre la bibliothèque, le roi a une chapelle, où se trouvent les manuscrits liturgiques nécessaires aux offices religieux. Les livres de la reine Béatrix étaient, semble-t-il, séparés de ceux du monarque. En revanche, à la différence d’autres souverains humanistes, Matthias ne semble pas avoir eu de studiolo. Très répandus dans les cours de la Renaissance, ces lieux où le seigneur s’isole pour étudier et pour écrire, renvoient non pas aux habitudes du milieu courtois mais plutôt à la tradition du docte chrétien, exaltée par le De vita solitaria de Pétrarque.

Les textes

Besançon, Bibl. Mun., ms. 166, fol 1
Besançon, Bibl. Mun., ms. 166, fol 1

La bibliothèque humaniste n’est pas exhaustive. Elle propose aux savants un choix de textes de référence et même, des modèles à imiter (cf. Lorenzo Valla). La célébration de l’héritage antique se traduit par le choix d’un répertoire textuel bilingue, exclusivement grec et latin. Le choix des corvinas grecs, dont il conviendrait de reprendre l’étude, illustre les intérêts du roi et de ses proches. L’helléniste le plus célèbre de son entourage est Pannonius ; ses manuscrits sont passés dans la Corviniana. Dès le début du ⅹⅴⅰe s., le souvenir des manuscrits grecs de Corvin est évoqué par des érudits qui en possèdent des listes. Aucune n’est parvenue, mais ces témoignages, qui remontent généralement aux milieux vénitiens, confirment la richesse de la collection du roi en ce domaine. L’histoire est également mise en valeur. L’intérêt pour cette discipline est constant tout au long de l’histoire de la Corviniana. Par ailleurs les choix de lecture de Matthias (et par conséquent ses achats) ont évolué tout au long de son règne. Dans les toutes premières années il acquiert surtout des livres de théologie, de philosophie, de sciences, d’astronomie qui correspondent à ses intérêts personnels. Dans ce cadre l’astronomie est particulièrement importante, et les spécialistes de cette discipline jouent un rôle important dans l’entourage du souverain (Galeotto Marzio et Regiomontanus en particulier). D’autres disciplines ont également compté dans sa formation : l’art militaire et la stratégie par exemple sont prisés par Matthias qui a possédé des remarquables livres en ce domaine (voir par exemple le célèbre traité de Roberto Valturio). Dans les dix dernières années du règne Matthias a privilégié, outre l’histoire, les recueils généalogiques, qu’il fait décorer de ses armes et de ses emblèmes. Il a également commandé à ses collaborateurs des textes de circonstance, dont font partie les poèmes célébrant sa bibliothèque. C’est donc du vivant même du souverain que commence à se mettre en place le mythe de la Corviniana. Dans l’ensemble, il convient de s’interroger sur le rôle que l’entourage du monarque a joué dans l’évolution des lectures. Le goût pour l’histoire, par exemple, lui est très probablement communiqué dans sa jeunesse par Vitez, passionné de Tite Live. Enfin, il convient de s’interroger sur l’usage des manuscrits de Corvin pour l’établissement d’éditions à l’époque moderne.

Les réseaux

Modena, Biblioteca Estense Universitaria, codice α. Q. 4. 19, f. 6, détail
Modena, Biblioteca Estense Universitaria, codice α. Q. 4. 19, f. 6, détail

Si à la fin de son règne Matthias contrôle de près l’action de son entourage, il ne semble pas en avoir fait de même avant 1470. C’est alors que savants et conseillers pèsent davantage sur ses choix politiques et culturels. Outre Jean Vitez, chancelier et titulaire du siège épiscopal d’Esztergom, qui a joué un rôle important à la cour en s’appuyant sur son cercle de fidèles, d’autres personnalités devraient être étudiées de manière approfondie. Loin de se limiter à appliquer les consignes du roi, ces hommes ont fait souvent preuve d’autonomie, participant eux-mêmes à la définition des alliances et des choix politiques (voir par exemple Nicolas de Modrush, possesseur lui aussi d’une importante bibliothèque). Leurs carrières, en partie connues grâce aux correspondances et aux manuscrits conservés, font état de leurs relations. Les réseaux ainsi mis en place ont parfois continué leur activité après la mort du roi. Tout en ayant contribué à la dispersion de la Corviniana, ils ont aussi fait sa renommée dans l’Europe savante.